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L’impunité des puissants

CHRONIQUE / Plusieurs rêvent de voir Vladimir Poutine dans le box des accusés d’un tribunal international à La Haye, aux Pays-Bas. Avec raison. Mais à moins que son régime ne s’effondre, il est peu probable que le président russe, ses généraux et ses soldats aient un jour à répondre des crimes de guerre qu’ils sont en train de perpétrer en Ukraine.


Ce ne sont pas les preuves d’exactions qui manquent, loin de là. Des organisations non gouvernementales (ONG), des journalistes et des juristes ont déjà recueilli des dizaines de témoignages de première main racontant des viols, des actes de torture et des exécutions sommaires. Des drones, des caméras de sécurité, de simples citoyens et des militaires ont filmé des crimes au moment même où ils étaient commis. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête celle d’un père de famille abattu alors qu’il sortait de sa voiture les mains en l’air en criant qu’un enfant se trouvait à bord.

Les expertises médico-légales sur les cadavres fourniront aussi de nombreux renseignements permettant d’établir les modus operandi et les responsabilités des forces russes – et parfois ukrainiennes – dans ces exactions. En fait, on peut déjà dire que jamais les violations des droits humains et de la guerre n’auront été aussi bien documentées que durant ce conflit.

Or, pour juger des criminels, encore faut-il pouvoir leur mettre la main dessus. Vladimir Poutine a déjà prévenu l’Occident qu’en cas de « menace existentielle » contre la Russie – c’est-à-dire contre son régime –, il n’hésiterait pas à utiliser l’arme nucléaire. Et cette menace est à prendre au sérieux.

Il est ainsi difficile d’imaginer une invasion de la Russie par des forces militaires étrangères qui mènerait à la chute et à l’arrestation de Vladimir Poutine – même si les dernières semaines nous ont appris qu’on ne peut exclure aucun scénario, aussi insensé puisse-t-il paraître, dans ce paysage politico-militaire international en redéfinition.

Quant aux possibilités de justice interne, la Russie n’a clairement aucune intention de juger ses propres soldats, ne serait-ce que pour pouvoir rejeter la responsabilité sur quelques pommes pourries, comme les Américains ont pu le faire lors de leur guerre en Irak. Le déni est total et le recours au mensonge n’a aucune limite.

Au cours des dernières semaines, les médias d’État russes n’ont cessé de propager des versions alternatives de la réalité, souvent incohérentes et contradictoires, pour semer le doute et la confusion sur ce qui se passe en Ukraine, tout en accusant systématiquement les « nationalistes néonazis » ukrainiens pour tous les crimes que les soldats russes étaient soupçonnés d’avoir perpétrés.

Après la découverte des scènes d’horreur à Boutcha et dans d’autres villes en périphérie de Kyïv, en fin de semaine, les médias russes ont tenu un double discours aussi tordu que fascinant : tout en niant que ces massacres aient eu lieu et qu’il s’agissait d’une pure mise en scène occidentale, ils ont indirectement justifié les meurtres de ces civils, coupables selon eux de ne pas avoir eux-mêmes cherché à « dénazifier » leur pays. En somme : personne n’a été tué, mais ceux et celles qui ont été tués le méritaient.

Les États-Unis ont joué un grand rôle en tant que mauvais modèle, et Poutine les a imités.

Impuissance de la justice

Au cours des 30 dernières années, la justice internationale a fait de grands bonds en avant. Les Nations Unies ont mis sur pied des tribunaux spéciaux pour juger les criminels de guerre en ex-Yougoslavie, au Rwanda et au Sierra Leone, et d’autres instances pour le Liban et le Cambodge. Depuis 2002, également, la Cour pénale internationale (CPI) enquête et juge des cas de crime de guerre, de crime contre l’humanité et de génocide commis dans différents pays. Une semaine après le début de l’invasion russe, le procureur de la CPI a d’ailleurs lancé une enquête sur la situation en Ukraine.

Ces mécanismes de justice internationale donnent beaucoup d’espoir pour en finir avec l’impunité. Dans certains cas, ils ont peut-être même un certain effet dissuasif sur ceux et celles qui voudraient commettre des meurtres de masse.

Mais pas dans ce cas-ci.

Car la Russie n’est pas n’importe quel pays. Comme tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, son droit de veto et sa puissance militaire lui permettent de s’estimer au-dessus du droit international.

À l’instar des États-Unis, la Russie a fait un premier pas dans l’acceptation de la compétence de la Cour pénale internationale en signant le Statut de Rome, en l’an 2000. Et alors que les États-Unis ont retiré leur signature en 2002, en pleine « guerre contre la terreur » de George W. Bush, la Russie a fait de même en 2016 après qu’une enquête préliminaire de la CPI sur ses actions dans le Donbass et en Crimée ait jugé qu’elle était directement engagée militairement en Ukraine, ce qu’elle niait.

« Les États-Unis ont joué un grand rôle en tant que mauvais modèle, et Poutine les a imités », souligne Sergey Vasiliev, professeur de droit pénal international à l’Université d’Amsterdam.

« Il était vraiment accablant d’entendre récemment des déclarations d’officiels étatsuniens qui appelaient monsieur Poutine à répondre de ses crimes de guerre, sans même mentionner le nom de cette institution (la CPI) que les États-Unis ont essayé de détruire », note-t-il.

D’origine russe, M. Vasiliev ne cache pas son aversion pour le régime poutinien. Alors qu’il étudiait le droit, au tournant des années 2000, il a connu cette « courte période de flirt » de la Russie avec les idées de démocratie et d’État de droit. Le pays cherchait alors à s’arrimer au système de justice internationale. Mais rapidement, pendant que les États-Unis menaient leur guerre en Irak au mépris de ces mêmes systèmes, Poutine raffermissait son emprise sur le pouvoir et abandonnait ces idéaux.

Si M. Vasiliev croit aux vertus du droit pénal international, il souligne comme plusieurs que celui-ci demeure « hautement sélectif », d’où les accusations que seuls les génocidaires et autres criminels de pays moins influents, particulièrement africains, finissent par être jugés. De la Chine à l’Inde, en passant par la Turquie et, bien sûr, la Russie et les États-Unis, la plupart des États puissants et tous ceux « avec des squelettes dans leur placard » refusent de se soumettre volontairement à des instances judiciaires qui pourraient les mettre en accusation.

Pour ces États, la justice internationale devrait être applicable pour les autres, mais jamais pour soi.

Ce qui attend la Russie, ce sont des décennies de prise en compte du passé, à demander pardon au peuple ukrainien et à payer des réparations pour tous les dommages qui ont été causés. C’est une énorme tragédie historique pour les deux pays.

Après Poutine

Si on a tendance à croire que les tribunaux de La Haye sont la meilleure option en cas de conflit international, il faut se rappeler qu’il s’agit d’instances de dernier recours, utilisées lorsque les systèmes de justice nationaux sont dans l’incapacité de punir des crimes ou refusent de le faire. Ainsi, en cas de chute de son régime à l’issue de cette guerre, il est plus probable que Vladimir Poutine soit jugé en Russie même, plutôt qu’aux Pays-Bas ou ailleurs.

Il ne faut pas négliger non plus le fait qu’un nouveau gouvernement démocratique devrait trouver un équilibre entre la nécessité de justice et celle de maintenir des relations avec l’armée et les puissants organes de sécurité, qui pourraient toujours menacer de les renverser. Cela nécessiterait certainement de fermer les yeux sur certains crimes passés, dont ceux commis en Ukraine.

Le régime de Vladimir Poutine semble pour l’instant tout à fait stable et solide. Au-delà même du président, ils sont nombreux à avoir intérêt à maintenir en place son système, avec ou sans lui à sa tête. Cela dit, les régimes autoritaires ont tendance à s’écrouler à la vitesse de l’éclair lorsqu’une fissure dans leur armure commence à laisser entrer la lumière.

Mais même dans l’éventualité d’un écroulement du régime, la Russie, qui n’a jamais vraiment fait d’introspection quant aux crimes perpétrés durant l’ère soviétique, ne serait pas au bout de ses peines.

« Ce qui attend la Russie, ce sont des décennies de prise en compte du passé, à demander pardon au peuple ukrainien et à payer des réparations pour tous les dommages qui ont été causés. C’est une énorme tragédie historique pour les deux pays », dit Sergey Vasiliev.